Etude Archipel&Co – Guénaëlle Gault
Depuis 5 ans, le cabinet Archipel&Co évalue la contribution économique et sociétale du boncoin à travers une série d’études réalisées auprès d’un large panel de Français. À l’occasion de l’anniversaire de la marque, une synthèse des enseignements de ces études a été faite, en l’enrichissant du regard de plus de 15 experts venus d’horizons différents : sociologues, économistes, historiens, politologues, journalistes, entrepreneurs. Guénaëlle Gault, directrice de l’Obsoco donne son avis.
Guënaelle Gault est la Directrice Générale de L’ObSoCo (Observatoire Société & Consommation). Diplômée de Philosophie, Sciences Politiques et Sciences Sociales, elle dispose de vingt ans d’expérience en matière d’études de conseil en stratégies d’opinion et transformation numérique pour de grands acteurs privés et institutions publiques. Elle a débuté sa carrière au Service d’Information du Gouvernement puis a dirigé l’Unité Politique, Opinion et Corporate de TNS Sofres avant de prendre des responsabilités européennes puis globales au sein du Groupe Kantar. Elle répond aux questions d’Archipel & CO pour leboncoin.
En tant que directrice générale de l’Observatoire Société & Consommation, comment analysez-vous le succès du boncoin ?
leboncoin et son succès sont à la croisée de deux mouvements très structurants. La numérisation des modes de vie d’une part, et l’épuisement de la capacité de séduction des valeurs de l’hyperconsommation d’autre part. En parallèle de ces deux évolutions, leboncoin reflète aussi un certain ralentissement du pouvoir d’achat.
C’est bien la singularité de la plateforme : les profils des consommateurs sont extrêmement divers. Nos études réalisées pour le bon Observatoire soulignent ainsi que près de 63% des Français aspirent à consommer autrement – « moins mais mieux »(39% d’entre eux) ou « autant mais mieux »(24% d’entre eux) –, soit une augmentation de 14 points par rapport à 2012. Pour autant, les Français n’entretiennent pas le même rapport à la consommation responsable. Consommer « mieux » recouvre une diversité de pratiques, variables selon les consommateurs : acheter des produits utiles, fabriqués localement, moins chers, d’occasion… etc. à cet égard, la consommation est une porte d’entrée particulièrement féconde pour percevoir les grandes lignes de fracture de notre société.
L’une des forces du boncoin est précisément que la plateforme permet de réunir différents types de consommateurs sur un même espace d’échange. Nous avons ainsi établi une typologie des profils d’utilisateurs du boncoin. Certains utilisateurs restent attachés aux valeurs consuméristes, et l’achat d’occasion est pour eux une façon de pouvoir acheter plus. À l’inverse, d’autres utilisateurs ont plus de recul sur leur consommation, et privilégient le seconde main afin de consommer plus responsable. Pour d’autres utilisateurs encore, adeptes de l’économie circulaire, l’occasion fait partie intégrante de leur mode de vie, et les achats sur leboncoin coexistent avec d’autres modes d’achats (brocantes, associations, etc.).
La consommation et l’accumulation de biens étaient parties intégrantes des valeurs et aspirations de la modernité au cours de la seconde moitié du vingtième siècle : afin de sortir de la pénurie, d’accéder au confort, le neuf était porteur de valeurs, et la consommation constituait en quelque sorte une condition d’accès au bonheur.
Aujourd’hui, alors que la majeure partie de la population est équipée en biens et services essentiels, la « spirale » de la consommation continue à tourner, mais n’apporte plus autant de sens qu’auparavant. Elle n’est plus aussi vertueuse et, du même coup, les effets potentiellement délétères de l’hyperconsommation (sur le plan environnemental, social ou pour la santé personnelle) deviennent évidents pour un nombre croissant de consommateurs.
Dans ce cadre, consommer d’occasion permet de redonner du sens à sa consommation. Au-delà de l’acquisition de biens fonctionnels, l’achat d’occasion est souvent synonyme d’une prise de recul sur sa consommation : qu’est-ce qui est vraiment essentiel ? utile ? On investit les objets d’un sens nouveau.
Une autre illustration de ce changement de regard progressif sur la consommation nous est fournie par les « grandes messes » de la consommation que sont par exemple les soldes ou le Black Friday. Outre que ces occasions sont de plus en plus régulières au cours de l’année, et perdent en singularité, elles ne sont plus tellement associées . des représentations sociales valorisantes. À l’inverse, la seconde main est valorisée, n’est pas ou plus connotée négativement pour la majeure partie des consommateurs.
Cette transition n’est pas anodine. Car la modernité se caractérise notamment par la substitution de l’économie à d’autres formes de régulation sociale. La consommation, la croissance, la production ou la distribution, constituent encore des valeurs cardinales de l’époque contemporaine.
Et pour les plus démunis, ou pour les classes moyennes inférieures souffrant d’une forme de « peur du déclassement » ou du décrochage, consommer est une façon d’appartenir à la société. Or désormais, la consommation traditionnelle n’est plus autant valorisée socialement, les règles du jeu changent et les individus qui disposent d’autres ressources matérielles, culturelles et symboliques, trouvent leur bonheur ailleurs que dans la consommation, pour le dire de façon schématique. Ce qui ne peut manquer de désemparer une partie de la population qui a misé sur ces biais d’intégration et de mobilité sociale que sont la consommation ou l’accès à la propriété par exemple. Cette incompréhension voire ce ressenti est selon moi au cœur du mouvement social des « Gilets Jaunes » , comme l’avait notamment souligné à l’époque la journaliste Florence Aubenas.
Dans une tribune publiée en 2020, Antoine Jouteau définissait les utilisateurs du site comme des « héros discrets de la transition écologique ». Qu’en pensez-vous ?
Le rapport des Français à la consommation responsable varie fortement, comme le souligne en effet l’étude que nous avons réalisée sur le sujet en janvier 2021. Mais par-delà les différences, on retrouve ce désir de pouvoir agir en tant qu’individu pour les valeurs qui me sont chères. Toutefois, si la plupart des consommateurs s’accordent sur ce désir d’agir, ils soulignent qu’ils ne peuvent le faire seuls. 60% des sondés de notre panel font part de leur désir de consommer davantage responsable, mais se disent freinés par l’obstacle des prix d’une part, et le manque d’information et d’innovation d’autre part. Les entreprises sont directement interpellées, et appelées à aider les consommateurs à réduire la dissonance cognitive entre leurs envies / aspirations et leur consommation. À cet égard, leboncoin est justement un acteur qui propose des solutions, au bon endroit, au bon niveau – au niveau des individus.
leboncoin a aussi modifié en profondeur le fonctionnement de certains marchés comme celui de l’emploi ou de l’immobilier, en redonnant un certain « pouvoir » à ses utilisateurs. Quel regard portez-vous sur ce phénomène ?
Le succès du boncoin repose d’une part sur son attractivité aux yeux de différents types de consommateurs, mais aussi sur sa capacité de « disruption » des marchés institutionnels. C’est un élément clé : leboncoin a été un disrupteur de la distribution mais aussi d’une série d’autres pans de l’économie, comme le logement ou l’emploi. Ce phénomène est bien-sûr lié à l’avènement du numérique, qui fait naître de nouvelles formes de comportements et d’acteurs.
En effet, de nombreux consommateurs ont aujourd’hui le sentiment d’être dessaisis de leur pouvoir sur le plan politique, de ne plus peser sur les décisions. La consommation, à l’inverse des échéances électorales par exemple, est un acte quotidien.
Ce point illustre aussi une reconfiguration du rapport aux institutions, au regard de l’individuation croissante de nos sociétés. L’autonomie croissante des individus, l’émancipation vis-à-vis de certaines normes de consommation, la fragmentation des marchés, peuvent apparaître comme une perte pour les institutions traditionnelles, que confirment aussi dans une certaine mesure les constats portant sur la défiance et la « déprime collective » qui caractériseraient les Français. En réalité, ces évolutions reflètent aussi une extraordinaire vitalité aux niveaux local et individuel. Dans une société où les corps intermédiaires sont en crise, une plateforme comme leboncoin apparaît justement comme une forme de corps intermédiaire.
leboncoin participe à reconstruire, d’une façon très différente, du lien social, à un niveau très local, et à capitaliser sur cette vitalité individuelle. C’est aussi la preuve que si on encapacite et que l’on motive les individus, ils ne demandent qu’à trouver des solutions.
Cette remarque vaut aussi pour la confiance. On parle beaucoup de la défiance des individus vis-à-vis des institutions. Mais s’interroge-t-on suffisamment sur la confiance que ces mêmes institutions accordent aux individus ? Elle est souvent faible. Or la confiance est le résultat d’une interaction : on le voit sur leboncoin, où les individus reconstruisent une confiance interpersonnelle, horizontale.
De fait, les externalités positives de la plateforme sont nombreuses : en termes de lien social, de tissu local, de restauration de la confiance et de capacitation des individus.
Iriez-vous jusqu’à parler d’une « communauté leboncoin » ?
Je ne suis pas tout à fait convaincue par la pertinence du terme de communauté ici. Il me semble qu’il faut être prudent avant d’évoquer un sentiment d’appartenance des utilisateurs à la « communauté du boncoin ». Par ailleurs, à mon sens, c’est le fait que la plateforme soit justement transcommunautaire, qu’elle héberge une grande diversité de profils, qui est intéressant. Les liens se créent grâce aux vertus de l’échange économique, dont la logique est par nature « fair » et équilibrée. Le contrat de départ est clair, et monétisé. Il ne s’agit pas d’un mécanisme de « don » / « contre-don ».
Pensez-vous que la logique de collaboration à l’œuvre sur leboncoin puisse inspirer les pouvoirs publics ou d’autres entreprises ?
Si l’on prend du recul, leboncoin est le produit de deux phénomènes. Le premier est celui du grand mouvement de « plateformisation » mondial, dans lequel s’inscrit leboncoin. Si le succès du boncoin est un motif de « fierté nationale », encore renforcé par la crise et le désir croissant de renforcer notre souveraineté économique (consommer local, en circuit court, consommer français, etc.), certains acteurs de la distribution tardent encore à s’emparer de cette logique de plateforme.
L’autre dimension est celle de la logique d’organisation, de participation, dont il me semble que les pouvoirs publics gagneraient à s’emparer. Prenons l’exemple du premier confinement : on a vu émerger de nombreuses initiatives et velléités de solidarités, d’entraides, mais sans plateforme pour les centraliser, à l’exception d’initiatives localisées.
J’ajouterais que la facilité d’usage du boncoin, la « user experience », plébiscitée y compris par les plus précaires, pourrait servir d’inspiration à d’autres acteurs.